« Voilées pour ne pas être vues
Cernées d’un silence absolu
Vierges de pierre au corps de Diane
Les femmes ont pour leur lassitude
Des jardins clos de solitude
Le long sanglot des musulmanes »
– Michel Sardou
Si les rivages de la mer Égée, les ruelles d’Istanbul ou les vallées enchanteresses de la Cappadoce pouvaient un temps suggérer que la Turquie était un pays aux mœurs européennes, l’extrême Est du pays a balayé comme un château de carte tous mes présupposés. Le poids de la culture, des traditions et de la religion ne m’avaient jamais autant marqué. Quelques rencontres, quelques brins de vie et quelques moments volés ont suffit à l’écroulement de toutes mes certitudes.
Un nouveau paradigme s’offra à moi lorsque j’arrivai à Sivas, après 400 km et une journée entière consacré à l’autostop. En entrant dans le premier salon de thé, je remarquai qu’il n’y avait que des hommes, chapelets à la main, dégustant du thé et quelques baklavas à la noix. Sortant de cet endroit je tombais nez à nez avec une somptueuse porte d’un caravansérail. Appréciant la beauté de l’instant, les merveilles architecturales des grandeurs de l’islam, je commençais à regarder autour de moi et à réaliser qu’il n’y avait que 3 femmes sur une foule de 60 personnes et ces dernières étaient voilées. Une dizaine de garçons faisaient un foot devant deux somptueux minarets tout de mosaïques revêtus, lapiz lazuli et ocre se reflétant sur les foulards des quelques femmes se hâtant de traverser la place.
Serait-ce un autre monde ? Comment ces 400 km ont ils pu me propulser dans une tout autre civilisation ? Les steppes arides, les semblant de toundras et les quasi déserts que j’ai traversé aujourd’hui m’ont ils transporté en Asie ? Aurais-je trouvé la frontière entre l’Orient et l’Occident, perdu en plein milieu de l’Anatolie ? Plusieurs centaines de kilomètres supplémentaires me permettront de rallier Erzurum, Van puis Kars, pour progresser toujours plus loin dans cet autre univers. Mais je dois dire après coup que Sivas fut le premier grain de sable dans le mécanisme de ma compréhension de la Turquie. Premier moment où je me suis dis que je n’étais plus à la maison, premier instant où je me suis dis : l’aventure commence.
C’est assis sur un banc public de Van que j’ai pu décortiquer la société Turque. Les hommes se déplacent uniquement avec des hommes, de même pour les femmes à l’exception des maris et des parents. Les interactions entre les genres sont extrêmement rares dans l’espace public et il est inconcevable de voir une femme demander son chemin à un homme, ou tout autre chose. La proportion de femmes dans l’espace public n’a fait que chuter depuis Sivas, pour se réduire à zéro dans les petits villages. À l’heure de la prière les mosquées sont pleines et je ne compte plus les fois où mon conducteur fût choqué que je lui demande la profession de sa femme. A noter que sur les 50 conducteurs Turcs de mon voyage, aucun ne fut une conductrice et rare furent les hommes s’arrêtant avec leur femme, je les dénombre sur les doigts de la main. Les musulmanes seraient elles condamnées aux « jardins clos de solitude » de Michel Sardou ?
Une autre expérience des plus bouleversante fut le ferry pour rejoindre l’île d’Aktamar. Outre la somptueuse église arménienne, le lac azur, les montagnes enneigés et soleil resplendissant, ces 50 minutes de trajet en bateau m’ont ému au plus haut point et surtout fait prendre conscience de la situation des musulmanes. Après quelques encablures, une fois que l’embarcation devient invisible aux yeux du rivages, le chef de bord sort de colossales enceintes, les femmes enlèvent leurs voiles, remettent un peu de rouges sur leurs lèves et s’élancent sur la piste.
Le pont arrière devient une piste de dance floor et les jeunes femmes ne tardent pas de m’inviter à danser. Leur joie, leur gaîté, leur envie de s’amuser, leur énergie pour danser, s’amuser ou tout simplement profiter de la vie est saisissant. Elles retrouvent l’espace d’une traversé toutes leurs libertés de femmes, libertés dont elles seront dépourvues une fois à terre. Je ne manquerai de participer à cette émancipation en leur montrant les pas de danse du Connemara. Il faut dire que danser les lacs du Connemara au beau milieu d’un lac est tout aussi poignant que de voir les sourires sur le visage des jeunes femmes qui s’amusent sur ces airs de cornemuse.
Ce soir là je dors chez Hakan qui m’accueille dans la maison familiale. Il vit avec sa mère, son frère, la femme de son frère et leurs enfants. Son cousin et sa fiancée vivent également là, au rez-de-chaussée. En rentrant à 23h30, Hakan demande discrètement à sa mère de nous préparer quelque chose à manger. Choqué j’essaye d’expliquer que je peux aider mais il s’offusque : « ce n’est pas à nous de faire ça ». Comprenons qu’ici les hommes ne cuisinent pas et c’est la belle sœur de Hakan, Zeynep qui viendra aider la mère de famille pendant que le frère de Hakan m’offrira une tasse de thé tout en me posant milles questions sur mon voyage.
J’ai alors le bonheur de déguster une succulente omelette kurde à minuit passé. En remerciant grandement ces braves femmes, elles me font comprendre que c’est absolument normal. Premièrement l’hôte est un envoyé de Dieu dans l’islam. C’est un plaisir et surtout un honneur de recevoir pour tout bon musulman. Deuxièmement, si Hakan et son frère travaillent, le rôle des femmes et de s’occuper du foyer ici. J’ai l’impression de retrouver la société de la jeunesse de mes grands parents.
Le lendemain je pars explorer la forteresse d’Ishak Pacha. A l’arrêt de bus – me permettant de monter tout en haut de la montagne, où se trouve le château – je sympathise avec Irma, une jeune française visitant la Turquie en sac à dos. Une fois le bus arrivé, je m’assois au fond sans comprendre qu’en m’asseyant à cet endroit, j’allais condamner trois jeunes femmes à devoir rester debout. Irma m’informe rapidement de la situation, elles ne peuvent pas s’assoir à côté de moi et devront rester debout. J’échange de place avec la jolie française et en deux temps trois mouvement elles viennent toutes 3 s’assoir à l’arrière à côté d’elle. Impensable. Ma simple présence leur interdisait de venir à quelques centimètres de moi ?
Outre l’apprentissage gigantesque sur la culture, la société et le rôle réservé aux femmes, mon séjour en terre turque m’a surtout permis de m’interroger sur notre liberté. Des droits fondamentaux à nos yeux, des libertés évidentes pour nous qui ne le sont pas partout sur la planète. C’est en parcourant les pays du monde, en découvrant la situation des autres individus à la surface du globe que l’on prend pleinement conscience de notre chance et de toutes nos possibilités : occuper le travail que l’on souhaite, alpaguer quelqu’un dans la rue sans craindre les pensées des passants, faire la fête librement ou tout simplement faire ce que bon nous semble est une liberté tellement évidente que nous n’en prenons plus conscience. Lever les yeux aux ciel, faire un petit sourire et réaliser le luxe d’avoir constamment le choix, voilà une manière d’honorer les musulmanes.
Ton sac déborde déjà ! Bonne route.
Ahah tout à fait ! Il faut dire que j’ai déjà dépassé la durée d’un voyage Zellidja
Te lire est toujours un grand plaisir doublé d’une source riche de réflexion. MERCI!
Merci beaucoup c’est toujours très agréable de lire vos commentaires !