Grâce à une poignée de routiers roulant les nuits durant – je dors sur leurs banquettes – j’ai réussi l’exploit de parcourir 1700 km en 48 heures. Je dis bien “exploit”, car sur des routes où l’on ne dépasse pas les 50 km/h, minées de crevasses béantes, d’une circulation incessante et de péages à n’en plus finir, parcourir une telle distance relève du miracle. Une sensation de fierté a fait irruption en moi quand je quitte mes deux camionneurs, je suis allé plus vite que les bus qui parcourent cette distance en près de 3 jours !
C’est exténué, affamé, sale et sans grand repère depuis 2 jours que j’arrive en Uttar Pradesh. C’est un territoire dont la superficie est trois fois moindre que celle de la France, mais qui abrite une population colossale de 250 millions d’êtres, soit près de 3% de l’ensemble de l’humanité : une fourmilière géante. Le choc est brutal, je suis propulsé dans un décor endiablé, frénétique et presque oppressant qui se dresse en contraste à cette Inde du Sud si paisible et si calme. La chaleur, la densité démographique ainsi qu’un chaos de la circulation rendent une traversée “éclair” comme je l’imaginais des plus ridicules. Tous les sens sont affectés dans cette cacophonie qui ravive les souvenirs de mon arrivée en Inde…
En ce lieu, je suis le centre de l’attraction, tout le monde me fixe, me hurle dessus ou me klaxonne. Les motards s’arrêtent pour prendre des selfies, les mendiants me courent après pour une pièce, les vendeurs à la sauvette m’empoignent le bras tous les 30 mètres ; j’étouffe ! La pauvreté s’exhibe dans toute sa cruauté, l’insalubrité atteint des sommets inimaginables et les villes regorgent de millions d’âmes qui entament chaque jour dans l’incertitude du contenu de leur prochain repas.
Ces agglomérations tentaculaires, aux dimensions hors normes, provoquent le sentiment d’une dystopie et de folie humaine. Kanpur en est bien l’illustration. Ville inconnue en dehors d’Inde, mais grande comme deux fois Paris et qui n’en finit pas. Les cheminées des complexes pétrochimiques, les usines textiles et les centrales à charbon assombrissent le ciel et occultent le soleil. Six deux-roues me sont nécessaires pour traverser l’interminable autoroute suspendue coupant la ville. L’Uttar Pradesh, vaste mosaïque de mégapoles “monstres” où les fumées, les klaxons et l’inhumanité l’emportent sur l’essence même de l’humain.
La fonction même de la route n’a plus de sens ici. C’est un lieu de vie où l’on commerce, on discute, on se repose et où parfois on se déplace ! Des jeunes squelettiques dorment à même le bitume entourés de nuées de mouches, tandis que les bouchers découpent une viande rosâtre qui empeste toute la rue. Les poulets et les chèvres se lancent dans des poursuites folles dans les ruelles, tandis que les vaches sacrées se muent en régulateurs de circulation, transformant les carrefours en ronds-points.
Qui arrêter dans tout ce tumulte ? Cet homme qui roule à contresens avec sa mobylette ? Le vieux rickshaw qui est au bord de l’agonie sur son vélo ? Un tuk-tuk où sont entassés une douzaine d’Indiens ? Les jeeps appartenant aux officiels du gouvernement qui filent à toute allure ? Les camionnettes grâce auxquelles plusieurs individus voyagent en s’agrippant au toit ? Les pères de famille qui cramponnent leurs nourrissons sur leurs épaules ? Les fermiers qui fouettent leurs bœufs ? Ce cornac sur son éléphant qui tire une charrette de bois ? Ou bien la horde de scooters, tous plus décrépits les uns que les autres, ne faisant souvent pas plus de 2 km ?
Je choisis alors de ne lever le pouce que pour les voitures, bien conscient que je ne peux pas réaliser 600 km à coup de quelques encablures par ci par là. L’attente est plus longue qu’à l’accoutumée, mais le pari est gagnant. J’embarque dans les véhicules climatisés – à l’extérieur c’est une fournaise de 42°C qui règne – de jeunes entrepreneurs de la trentaine qui font tourner leur “business”. Anil, Kharan, Sohan se déplacent certes en voiture, mais surtout ils travaillent. Aller démarcher des clients, prélever les caisses de leurs stations-service ou prendre des contacts pour de futures affaires, je réalise qu’aucun d’entre eux utilise la voiture de sa société. Le tout étant bien sûr ponctué de pauses thé ou de repas en famille.
À travers les échanges avec ces jeunes chefs d’entreprise, je réalise que le salaire minimum est de 2 € par jour ici, cinq fois inférieur à ce qu’il y a dans le sud. Comment subsister avec une telle somme ? 2 €, c’est juste suffisant pour deux litres d’essence, trois assiettes de nouilles, quatre mangues ou alors une chemise. Bref, c’est trop peu pour vivre ! C’est pourquoi bon nombre de ces Indiens n’ont pas d’autre choix que d’élire domicile sur leur lieu de travail. Ils y prennent leurs repas, y trouvent leur sommeil et dispensent de leur temps libre. La frontière entre la vie privée et la vie professionnelle n’existe plus. C’est le cas des six pompistes de Sohan qui vivent à la station-service en permanence. Certains roupillent, d’autres servent les clients et quelques-uns sont sur leurs téléphones.
La surpopulation, véritable fléau de la région, a engendré, au cours de la dernière décennie, l’incorporation d’une quantité d’habitants comparable à celle de la France. Sohan justifie l’embauche excessive de personnel en soulignant que cela leur offre une opportunité de travail, et sans cela, la famine les guetterait. L’État surpeuplé ne procure pas assez de débouchés et le chômage vient ajouter un peu plus de malheur dans le quotidien de ces damnés, obligés d’occuper des emplois les privant de toute vie personnelle. Ici, leur existence revient à survivre. Le système social français semble être une douce utopie, un rêve inenvisageable pour tous ces intouchables.
Ces malheureux se contentent bien souvent de leur sort. Serait-ce le prix à payer pour réparer les péchés de leur vie passée et suivre le chemin de leur rédemption ? Pendant que Sohan compte les petites coupures, je les observe : ils sont tous blasés, sans grande motivation et attendent que ça passe. Leur destin n’est guère plus enviable que celui de mes deux conducteurs avec lesquels j’ai parcouru 1000 kilomètres… Ils livrent des tomates produites dans le Sud et les exportent à Delhi. Sans camion réfrigéré, chaque minute compte et les deux frères se relayent toutes les 3 heures, sans même arrêter le camion, en changeant simplement de place lors des péages. “C’est tous les jours comme ça pendant 6 mois, après j’ai 2 mois de vacances pour profiter de ma famille. Ça fait longtemps que je n’ai pas vu mon fils”, me témoigne Rajit. Rouler 12 heures par jour, 7 jours sur 7, revient à travailler 84 heures par semaine ! Une corvée inhumaine pour ces individus qui, pour tenir le coup, consomment toutes les drogues possibles, leur permettant de rester éveillés. Quel sens y a-t-il à la vie dans de telles circonstances ? L’Inde pourra-t-elle pleinement entrer dans le XXIe siècle en foisonnant d’autant d’inégalités ?
Encore un magnifique témoignage
Merci père
Dingue de se rendre compte de ce monde qui n’en fini pas de nous en faire voir de toutes les couleurs, mais jusqu’où ça ira ?
Exactement ! Le monde regorge de merveilles, à nous de les découvrir !
Bravo pour ton article Lucas, belle écriture et quelle patience de traverser ces villes la en stop…! Reposes toi un peu au Népal 😉
Merci beaucoup Théo ! Tout à fait c’est prévu je souffle un peu
quelle belle plume ! félicitations
Merci beaucoup Frédéric !! 🙂
Quel talent d’écrivain ! C’est très agréable à lire ! Le contraste est palpable bien installé dans mon fauteuil en télétravail !
Merci beaucoup pour vos compliments ! Ça me touche beaucoup et motive encore plus à écrire !
Très beau reportage Lucas, mais surtout une belle leçon d’humanité…Si tu pouvais transmette à tous ces manifestants, “gilets jaunes, grévistes sur le régime des retraites, …/…” peut-être que nous pourrions espérer vivre dans un monde plus humanisé…
Merci beaucoup Jean Claude ! En effet nombreux sont ceux qui réaliseraient que leur sort est très enviable comparé au milliard d’indiens…