« Que dans une autre vie
Tu étais roi barbare
Tout autour de ton lit
Des chambellans bizarres
Te versaient dans des coupes
Un flot de raisins bleu»
– Michel Sardou
L’Azerbaïdjan est simplement séparé du Kazakhstan par la mer Caspienne, large de 500 km. Si cette traversée se fait en 45 minutes d’avion, fidèle à mon objectif de ne pas prendre l’avion pour rejoindre le seul antipode émergé de France, j’opte naturellement pour l’option de traverser cette mer en ferry, billet généreusement offert par Andrei Loupov. Confiant, c’est tout joyeux que j’arrive au port d’embarquement le mercredi matin, certain d’avoir une ferry pour ce jour. En me renseignement je me suis rendu compte qu’il y avait deux bateaux tous les trois jours, hier il n’y a pas eu départ, ça doit donc être aujourd’hui. J’achète alors mon billet, passe les différents contrôle et on me prie de m’installer dans une spacieuse salle d’attente, pour patienter jusqu’au départ du bateau. C’est sans savoir que je me lance corps et âme dans une gigantesque pièce de théâtre, défi personnel et marathon des émotions…
Journal de bord, chronique d’un passager en attente du bateau, mercredi 10h, :
Je découvre les locaux, deux grandes pièces pouvant accueillir facilement 200 âmes. Le seule problème c’est qu’il n’y a personne si ce n’est une autre individu d’une quarantaine d’année, bouquinant tranquillement. Je commence à faire de même, toujours optimiste qu’un bateau partira dans les prochaines heures, du moins c’est ce que m’a expliqué l’homme me vendant le ticket.
Mercredi, 13h :
Je n’en peu plus de ces trois heures de lectures et trois tours de l’étroite cabane qui ressemble plus à une prison qu’autre chose. J‘ai remué tout le personnel du port et ils m’assurent tous à l’unisson qu’il n’y a pas de wifi ici. Pourtant la télévision que regarde l’autre personne doit bien être connectée à quelque chose, on ne me dit que pas tout. Je crois que pour la première fois de ce voyage je vais devoir sortir la casquette de Lucas l’ingénieur.
13h24 je passe à l’action. L’individu est parti au toilette, je me saisi de la télécommande, fonce vers les paramètres pour activer le partage wifi de la télé. Mais il faut faire vite pour ne pas être repéré ! Malheureusement tout est en russe et je dois utiliser le lexique hors ligne de mon téléphone pour comprendre. J’arrive à trouver le mot de passe qui horreur, se trouve être en cyrillique. Ne pouvant le recopier sur mon téléphone je me lance donc dans la périlleuse tâche de le modifier, au nez et à la barbe de tous. 13h27, le wifi se répand dans le hall, je remets la chaîne de télévision préféré de madame, me voilà sauvé, ni vu ni connu, je viens d’implanter internet au beau milieu du désert. Serait ce les premiers pas vers l’établissement d’un oasis ici ?
A son retour des toilettes je réalise que celle que je prenais pour une passagère est en réalité la femme de ménage du bâtiment. Belle productivité ! Je profite de la connexion pour répondre à mes différents messages, mes courriels et autre administratif que j’avais délaissé depuis tant de jours.
Mercredi 17h :
J’apprends que le bateau ne partira pas aujourd’hui, et sans doute pas demain, quelle douche froide ! Une tempête se lève et le ferry ne peut partir dans de telles conditions. Je vais devoir prendre mon mal en patience. Je n’ai que 3 pommes et deux galettes de pain pour tenir. Heureusement les douaniers ayant pitié de moi, ils me laissent accéder à leur cantine où je peux me restaurer et reprendre des forces.
Mercredi 21h :
Un nouveau compagnon fait son apparition, c’est Eden le turkmène, il a une trentaine d’année et est un marchand de saucisse. Il a une bonne bouille ronde, un large sourire et un regard profond, regard dévoilant une grande bonté. Eden possède bizarrement deux téléphones dernière générations. Il faut dire que le trafics de saucisse en pays musulman rapporte ! Je lui procure alors le wifi de la télévision, ce qui ne manque pas ne le faire exploser de joie, il peut téléphoner à sa famille et revoir son fils qui n’a que quelques années. L’émotion est grande.
Nous partageons le repas ensemble, autour d’une bonne saucisse qu’il m’offre pour me remercier, de mes galettes de pain ainsi qu’un peu de coca-cola, que mon collègue s’est procuré avant de venir s’entasser ici. Il est joyeux, sympathique et je suis heureux d’avoir un peu de compagnie, car depuis la fin du service des femmes de ménage à 18h je me sentais bien seul. En réalisant un tour approfondie de mon nouveau domaine je réalise qu’il y a une petite fontaine à eau ainsi que plusieurs lavabos, de quoi pouvoir se faire une belle toilette. J’aménage également quelques canapés pour pouvoir me constituer un lit de fortune. C’est que je commence à prendre goût de ma nouvelle vie de Robinson.
Jeudi 11h :
Après une grasse matinée bien reposante, je reçois la confirmation que le bateau ne partira pas aujourd’hui, j’ai donc une journée de libre ! Je décide de partir en quête de nourriture, il faut dire que je viens de manger ma dernière pomme et je ne peux me nourrir uniquement de saucisses. Un supermarché se trouve à 6 km de là, la marche m’occupera! En sortant des abords du port, je réalise que l’endroit où je me trouve est bien plus désertique que je ne le pensais. Une steppe sableuse s’étend à perte de vue, et les moribondes habitations qui se dessinent à l’horizon n’ont pas l’air d’être bien habité. Des murets se sont écroulés et je ne sais que penser des maisons, si elles sont en construction ou simplement abandonné.
En arrivant au village je fais la connaissance d’une dizaine de collégiens, parlant un anglais rudimentaire. Ils m’indiquent un lieux où je pourrai trouver des victuailles, seul hic, je n’ai plus de cash et il faut que le commerçant possède une machine à carte. Il nous faut donc retourner l’ensemble des échoppes de la bourgade pour que le 3ème commerçant l’accepte, je peux donc faire des provisions pour les prochains jours. Les enfants m’accompagnent jusqu’à la sortie du village et le père d’un deux me ramène à la sortie d’autoroute qui va vers le port.
En sortant de sa voiture je comprends mieux pourquoi le bateau ne part pas, c’est l’apocalypse ici. Je ne peux pas marcher tellement le vent est fort, le sable m’ôte toute visibilité, en seulement quelques heures une gigantesque tempête s’est levée et fauche aussi bien mes pas que mes espoirs d’un prochain départ. Fort heureusement un ouvrier du port me prendra de lui même pour m’éviter de souffrir plus longtemps.
Jeudi 14h :
Réjouissance de retourner dans le cocon de ma prison, au chaud, protégé du vent avec de l’internet et des toilettes. Drôle de sensation que d’être heureux de retrouver ce lieux d’attente, mais pour être honnête il est bien plus hospitalier que le monde extérieur. De plus je suis accueilli comme un héros par mon ami turkmène, j’ai ramené un fromage ! Nous partageons un nouveau repas ensemble où il me demande conseils et conseils pour pouvoir se rendre lui aussi au supermarché.
Sabrina, la femme de ménage revenant de sa pause midi s’est rendu compte que j’avais du wifi – Eden serait il bavard ? – et me le demande à son tour. Une fois connecté, elle passera le restant de l’après-midi sur Tiktok, ne prenant même plus la peine de nettoyer les lieux. La tempête s’intensifiant, le sable commence à s’infiltrer de partout et l’abri devient une porcherie, mais bon Sabrina préfère s’amuser sur Tiktok. Je dois déplacer l’ensemble de mes affaires pour les protéger du sable, refermer tous mes sac et mettre au frais ma nourriture. Je continue d’organiser la protection de l’abri en fermant toute les portes et analysant comment le sable pourrait entrer, tel un seigneur fortifiant son château pour un siège.
Jeudi 18h :
J’ai bien travaillé cet après-midi – plus que Sabrina qui n’a pas bougé d’un poil – travaillant sur un document de présentation pour structurer mes prestations dans les écoles. Eden a essayé de se rendre au supermarché mais après 50 mètres dehors il est tout jaune, recouvert de sable. La situation étant bien périlleuse, il décide d’appeler un taxi pour pouvoir s’y rendre sans encombre. Sabrina vient de terminer sa journée, elle me sert 5 fois la main pour me remercier de lui avoir donné l’internet.
Jeudi soir :
J’ai alors l’impression d’être l’amiral de cette embarcation. Tout le monde me respecte car j’ai apporté le wifi au beau milieu du désert. Sabrina qui me rouspétait encore ce matin car j’avais mis du désordre n’y paye même plus attention, je suis devenu intouchable. Elle m’a salué comme on salue le bon seigneur qui a protégé ses fidèles sujets. Il semblerait que j’ai obtenu le totem d’immunité de cet abri, digne de l’aventurier qui apporte le feu à son équipe sur Koh Lanta. Le soir je ferme les portes, éteins les lumières, inspecte les environs, règle le chauffage pour la nuit et jette un dernier coup d’œil sur mon royaume. Ma royauté atteindra son paroxysme lorsqu’une fois la wifi réallumé – cette dernière se coupe régulièrement et je suis le seul capable de la rallumer –, Eden me demandera l’heure qui me convient le mieux pour souper, tout en m’offrant fromage, saucisse et coca-cola.
Vendredi 11h :
La météo est de pire en pire, si le vent est redescendu, le mercure a perdu 10 degrés et dehors la pluie fait son apparition. Mes sujets ont froids et j’ai l’impression que je suis le seul capable d’allumer le chauffage. Une fois le climatiseur paramétré en mode turbo, les gens de l’abri viennent me remercier pour ce souffle de chaud, Sabrina peut enlever sa deuxième polaire, pendant que j’ai méticuleusement placé ma table de travail juste en face du chauffage, je peux ainsi jouir d’un simple t-shirt.
Nouvelle impression de m’être imposé comme le chef naturel de cette demeure, maitrisant les domaines régaliens que sont l’internet, le chauffage et la possession d’un couteau. Mes nouveaux sujets viennent régulièrement m’apporter des offrandes ou des avantages. Sabrina nettoie désormais la table après que nous ayons mangé – alors que les premiers jours elle me criait dessus si je ne la nettoyais pas moi-même – et mon compagnon turkmène en plus de m’offrir des saucisses et du coca, m’offre désormais des chocolats et du caramel. J’ai réussi en peu de temps à devenir indispensable, car à chaque coupure de courant tout saute et je lui seule à pouvoir réactiver la wifi mais également à connecter les téléphones de chacun sur le réseau. Sensation de percevoir un impôt sur le wifi, premier attribut de ma noblesse s’exerçant dans le royaume de l’attente.
Vendredi 16h :
C’est officiel, pas de bateau aujourd’hui, est-ce bien étonnant ? En passant les portes de mon château pour me rendre au bureau des ferrys je comprends mieux la situation, au vent d’hier s’est rajouté de la pluie et un froid glacial. Voyant que les vivres s’amenuisent je prends la courageuse décision de sortir dehors pour alimenter mon domaine.
La pluie qui s’est montré timide sur le premier kilomètre, s’accentue au fur et à mesure que je me rapproche du supermarché. Des hallebardes me transpercent, et je dois alors protéger mon sac de ce déluge. Il ne sert plus à rien de tenter de sauver mes vêtements inondés. Le village est séparé de la grande route par une centaine de mètres de désert que je commence à traverser joyeusement. Horreur, horreur, horreur ! Le sable mouillé se colle à mes chaussures et je me retrouve rapidement avec 5 centimètres de sable collés tout autour de mes pieds. Non seulement mes chaussures sont affreusement lourdes, mais je perds toute adhérence et il s’en fallut de peu pour que je termine la tête la première dans le sable mouillé. Chaque pays devient une épreuve, l’impression de m’être tendu un piège tout seul, je ne paye même plus attention à la pluie qui est diluvienne. J’essaye d’enlever le sable mais le pas suivant supprime d’un coup tout mon travail. C’est après bien des difficultés et des kilomètres interminable que j’arrive finalement au supermarché, pour faire le plein de provisions, pour les prochaines 48h.
Vendredi 20h :
Nouveau repas, nouveau partage de nourriture avec mon ami turkmène et nouveau rituel du soir. Ce soir là je trouve où les femmes de ménage range leur seau, ce qui me permet une véritable douche et pas juste me rincer dans le lavabo. Le soleil se souche une nouvelle fois sur l’abri, encore bien heureux d’être passé d’un simple passager en attente à « un roi incontesté, respecté et salué », pour reprendre les mots de Scar dans le roi Lion. Cette amusante occupation m’aide à tenir et à garder le moral, il faut tout de même avouer que j’ai déjà perdu 3 journées complètes.
Samedi, toute la journée :
L’attente devient interminable. Moi qui étais persuadé de partir ce matin je comprends et réalise qu’il n’en est rien, pire que cela peut être dimanche, lundi ou je ne sais pas quand. Le personnel du port est terriblement flou. De plus mon ami turkmène vient de me quitter, il part enfin vers chez lui ! Sabrina est partie en week-end, et voici qu’en quelques heures mes rêves de traversée s’écroulent et je me retrouve sans sujet à attendre désespérément ! Mon royaume n’est plus et je ne compte plus mes allers retours à l’agence qui m’a vendu le ticket de traversé pour essayer de grappiller la moindre information. Le temps est dramatique, il fait moins de 4°C, le vent et la pluie offrent un concert dramatique, clouant toujours plus mes espoirs de larguer les amarres.
Cette sensation de perdre pied ne sera pas vaine complètement, m’offrant le temps de grandement philosopher sur la royauté, les chefs et les manières de gouverner les hommes. Le roi n’est roi car des autres le reconnaissent comme tel. Sans sujets ou sans preuve de son utilité ce dernier serait il condamner à devenir comme le roi du petit Prince, à exercer un règne sur rien ni personne. La célèbre morale de ce passage : “Il faut exiger de chacun ce que chacun peut donner” résume parfaitement ce que j’ai vécu, je peux attendre du vendeur de saucisse qu’il m’en offre une ou de la femme de ménage qu’elle nettoie pas table, mais pas beaucoup plus.
D’autre part on peut comprendre l’intérêt de chacun dans cette histoire. Sabrina en échange de ne pas me réveiller gagnait de l’internet sur on lieux de travail, tandis que Eden se séparait un peu de sa marchandise en échange de correspondre avec sa femme et ses amis. De mon côté je jouissais de plusieurs avantages sans grand sacrifice, tout le monde semblant donc très gagnant de cette organisation
Dimanche 14h :
C’est la 100ème heure d’attente, la 4ème heure du 4ème jour. Ça me fait tout drôle. La colère, la rage et le désespoir ont laissé place à la résignation et à l’acceptation de mon sort. J’ai l’impression d’avoir ressenti toute une palette d’émotions pendant mon interminable séjour ici. C’est alors au moment où je m’y attendais le moins que viendrait un petit bus claxonant devant la maison et dont le chauffeur viendra cirer “Mister Venner”, je comprends que c’est finis, tel le naufragé dont un bateau a remarqué la présence, je suis sauvé !
De l’attente comme ça… c’est de l’entrainement pour la yourte !
Je suis en admiration devant ce récit que tu viens de m’envoyer ✨
À la fois fasciné, à la fois un peu effrayé de savoir ce qui m’attend 😅
En plus du message que je vais t’envoyer, je me permets de te remercier ici pour ce récit qui m’a apporté informations mais aussi beaucoup de plaisir à te lire.