“J’ai fait les deux écoles et j’ai tout oublié”
-Michel Sardou
Pendant un mois, j’ai résidé à Huay Bo, un humble hameau laotien de seulement 200 habitants. Je me réveillais au chant des coqs, je me douchais dans la cascade et je mangeais du riz gluant matin, midi et soir. Dans ce lieu dépourvu de chauffage, d’électricité, d’internet, et même d’eau chaude, je me suis immergé dans la vie locale, partageant le régime alimentaire des villageois. Huay Bo est complétement isolé ; il faut marcher 10 km à travers les rizières, puis naviguer pendant une heure pour atteindre la première “ville” équipée d’une banque, d’un bureau de poste, d’une épicerie, de routes bitumées, etc. Cette expérience exceptionnelle de vivre un mois dans ce village en autarcie totale m’a prodigué d’innombrables enseignements, tant sur la culture, la vie à la campagne que sur moi-même. C’est une série de leçons de vie que je tiens à partager avec vous.
Après 9 mois de vadrouille incessante, en quête perpétuelle d’un véhicule, d’un logement, d’un site à visiter ou d’une communication à mener, j’ai enfin eu l’opportunité de me poser. Plus d’inquiétude de savoir où dormir, plus de réflexion sur quoi dîner ou plus d’angoisse sur la faisabilité du stop. Ces 4 semaines m’ont permis de me déconnecter complémentent, bien loin de notre société où chaque minute compte. Ici au Laos le temps est un long fleuve tranquille, il faut se laisser porter plutôt que de ramer corps et âme à contre-courant. Apprécier se réchauffer au coin du feu, souries aux enfants du villages, contempler les paysages, faire la causette avec les touristes de passage, bouquiner dans le hamac de Kee ou simplement ne rien faire, que cela fait du bien de prendre le temps!
Ma mission principale a été d’enseigner l’anglais à Touy, le fils du chef de Huay Bo. Âgé de 18 ans, Touy, aux cheveux noirs, aux yeux fins et au sourire constant, ne possédait aucune base en anglais, à l’exception d’un timide “hello”. Comment relever ce défi alors que nous n’avions aucune langue commune, presque aucun matériel pédagogique, et que le jeune homme ne maîtrisait même pas l’alphabet ? Si j’avais l’habitude de donner des cours particuliers de mathématiques ou de physique, cette mission était d’une tout autre nature.
J’ai tenté de lui enseigner des mots simples, des formules de présentation et d’autres bases, à l’écrit et à l’oral. Après quelques jours, je me suis rendu compte qu’il ne comprenait pas plus de 10 % de ce que je disais. Particulièrement réservé dans une culture où l’introversion prédomine, il n’osait même pas exprimer son incompréhension. Face à cette impasse, j’ai partagé mon problème avec quelques voyageurs de passage, qui m’ont soufflé une idée brillante susceptible de dénouer la situation.
Le lendemain, j’ai radicalement changé ma méthode pédagogique. Fini la grammaire et l’apprentissage intensif du vocabulaire. Nous avons rangé les stylos et sommes sortis marcher dans le village. J’ai commencé à expliquer à Touy le nom des objets en utilisant une approche concrète, posant des questions basiques vues en cours. Touy a commencé à répondre, à parler, puis à poser des questions à son tour : notre première conversation était née ! De jour en jour, nos échanges se sont enrichis, si bien qu’après quatre semaines, Touy était capable de converser avec des étrangers, de présenter son village, ses passions, d’évoquer sa scolarité et la culture laotienne.
Cette expérience d’enseignement a été enrichissante à de nombreux égards : sur le plan des techniques d’apprentissage, de la relation unique avec une personne, mais surtout sur la satisfaction d’enseigner une langue à quelqu’un pour communiquer avec lui. Au fil des jours et des semaines, j’ai découvert un autre Touy, plus joyeux, taquin et ouvert sur son avenir. À ses côtés, j’ai appris les subtilités de la culture laotienne, les rudiments de la langue laotienne, les défis de son éducation difficile – à l’âge de 11 ans, il parcourait 15 km par jour pour aller à l’école – ainsi que les secrets du village et de ses environs.
Les soirées autour du feu sont propices aux échanges avec le chef, M. Kee. Il me dévoile les intrications du village, détaille ses obligations en tant que chef, comment les Coréens acquièrent des terres dans le village voisin, comment les Chinois étendent leur emprise dans un autre district, comment un Suédois a trouvé l’amour auprès d’une Laotienne, et comment il envisage l’avenir de son fils. Kee est conscient des aspirations de Touy qui rêve de quitter le village ; vivre pleinement sa jeunesse en ville, rencontrer des gens, et ne pas avoir à marcher une heure pour accéder à internet, bref, mener une vie normale comme les autres jeunes de son âge La situation est paradoxale, car le chef a lui-même connu cette envie de partir, regrettant que son père l’ait choisi, parmi ses sept frères et sœurs, pour rester à Huay Bo et prendre en charge les terres familiales. Pourquoi imposer cela à son propre fils ?
Kee a grandi et a réalisé que la vie en ville n’est pas l’idylle qu’il imaginait à l’âge de son fils. “Quand j’ai faim, je prends mon filet et je vais à la rivière. Quand j’ai froid, je vais couper du bois dans la forêt. La nature nous offre tout, gratuitement en plus ! Pourquoi irais-je en ville ?” m’explique-t-il. “Mon frère, lui, voulait partir en ville. Maintenant, il est chauffeur de tuktuk à Vientiane, mais il a du mal à joindre les deux bouts. Je pense que j’ai une vie meilleure ici, à accueillir des touristes et à prendre soin de mes terres, que de vivre dans l’incertitude et le stress comme le fait mon frère. Je veux simplement la même chose pour mon fils, la meilleure vie possible.” Quelle leçon ! Contrairement à ce que je croyais, le père cherche le bien-être de son fils, convaincu à 200 % que la vie est meilleure et plus facile ici qu’en ville, contrairement à ce que souhaite son fils !
Au cours de ce mois, j’ai également pu observer les coulisses du tourisme, expérimentant les aspects positifs comme négatifs ; être réveillé par des touristes étourdis n’ayant plus d’eau, répéter les mêmes informations tous les jours ou assister aux séances de marchandage gênante invoquant des montants ridicules en sont quelques exemples. J’en ai aussi beaucoup appris sur l’entreprise de « l’entreprise de Kee » ; comment ils se réapprovisionnent, quelles sont ses marges ou quelles sont ses stratégies de communication ! Bien loin des réseaux, seulement des pancartes en bois dispersées sur les sentiers de randonnée font l’affaire.
Également pour la première fois aussi du voyage, les gens venaient à moi. Je ne rencontrai pas les personnes chez elles ou dans leurs véhicules, mais ces dernières arrivaient à la chambre d’hôte de ma famille Lao. Lors de multiples soirées, j’ai échangé avec une variété démentielle de voyageurs : routards, globetrotteurs, explorateurs, hippies, vacanciers, plaisanciers… tous avaient quelque chose d’intéressant à partager. Que ce soit des anecdotes, des conseils de voyage, des recommandations touristiques, ou des discussions passionnées sur les castes en Inde, les routes de la soie, la religion dans les Balkans, ou encore la gastronomie turque ! Tous les soirs, on refaisait le monde.