Les deux Australie – Poucepour1

Les deux Australie

Jamais cinquante minutes d’avion ne m’avaient fait changer de monde à ce point. Malgré la proximité géographique entre Dili et Darwin – à peine 600 kilomètres -, ces deux villes incarnent des extrêmes opposés. D’un côté, Dili, une des villes les plus démunies d’Asie, où la lutte pour la survie est quotidienne. De l’autre, Darwin, une métropole prospère où le capitalisme règne en maître. Le trajet m’a transporté d’un univers à un autre, d’une réalité à une autre.

Les hordes d’âmes qui erraient et grouillaient à chaque coin de rue ne sont plus, ici seuls les voitures sillonnent Darwin : personne ne marche si ce n’est moi, la ville est déserte. Les gens semblent aussi affreusement pressés, ils vont tous à un lieu bien précis dans leur véhicule démesurément indécent et la magie de l’imprévu semble avoir disparu, la spontanéité est reléguée à un lointain souvenir. Personne ne daigne répondre à mes salutations, tout le monde me toise et pour la première fois depuis mon départ d’Europe, je ressens de l’indifférence à mon égard. Ici je semble gêné les gens, comme si je venais perturbé l’ordre établi, l’imprévu n’a pas sa place.

Dans les quartiers de Darwin, je ne croise que des structures imposantes, des enseignes lumineuses, d’immenses parkings et des édifices en béton, dénués de toute vie. Tout semble être ordonné, planifié et mesuré. La ville est conçue pour l’usage automobile, et le centre-ville semble être pensé pour maximiser la consommation plutôt que toute autre chose. À cet égard, les chiffres font leur grand retour ; que ce soit les prix, les adresses, la publicité ou les horaires, ils sont omniprésents ! Ils sont véritablement le socle de cette société où chaque déplacement a pour but principal de consommer : nourriture, achats, services ou biens, les nombres sont nécessaires pour régir tout cela. Tout comme dans les mégalopoles chinoises, dépenser de l’argent est la principale préoccupation des Australiens. Le temps semble bien loin où, dans le pays de Toraja, les déplacements avaient pour but d’assister à des événements festifs ou familiales…

Ce retour dans le monde occidental suscite en moi un sentiment d’amertume. Je ne sais pas si c’est Darwin qui m’exaspère, l’Australie ou simplement le retour en Occident… Combien de fois par jour on m’arrêtait dans la rue pour me proposer de partager un café auparavant ? Ici ce n’est plus à l’ordre du jour… Serait-ce le cas dans les autres villes ? Arriverai-je à nouer de vrais liens avec les australiens ? Alors que je bivouaque près de l’aéroport, incapable de nouer le moindre contact avec les habitants, je me demande ce soir dans ma tente ce que je fais là et qui je vais rencontrer demain dans ce pays où tout semble être réglé comme du papier à musique…

Le lendemain matin, une appréhension tenace me noue l’estomac alors que je dépose mon sac à dos à mes pieds et lève le pouce. Qui s’arrêtera donc dans ce pays ? Les premières voitures se succèdent, les conducteurs fuient mon regard et ce sentiment d’indifférence persiste. Pourtant, à ma plus grande stupéfaction, 10 minutes le pouce levé me suffisent à faire arrêter un véhicule. Jake, chasseur de crocodile, m’embarque sur 200 kilomètres. Il s’ennuie aujourd’hui et se rend à son pub favori. Siphonnant bière après bière, coude par la fenêtre et rigolant à chacune de ses phrases, il contient à lui seul tous les stéréotypes que je pouvais nourrir sur le pays. À bord de son 4×4 tapissé d’autocollants en tous genres, je m’imprègne de ses récits de chasse, bien que son accent épais rende certains détails difficiles à saisir. Malgré tout, une vague de bonheur m’envahit. Je sens que l’autostop est possible, mes doutes peuvent s’effacer, mes appréhensions initiales sur l’Australie s’estompent peu à peu, laissant place à un soulagement rarement éprouvé…

La traversée de la Stuart Highway restera à jamais gravée dans les annales de mes aventures en autostop. Cette route légendaire, qui traverse l’Australie du Nord au Sud, parcourt l’immensité d’un des déserts les plus vastes du globe, me procure une satisfaction inégalée. Qu’il est grisant de parcourir des centaines de kilomètres sans croiser âme qui vive, juste avec un pouce levé. Ce sentiment est indescriptible. Le bush australien, avec ses vastes étendues horizontales, ses broussailles, ses hautes herbes et ses déserts de roches rouges, offre un spectacle saisissant qui défile sur 3000 kilomètres. Sur cette route rectiligne, sans virages ni dénivelés, je peux contempler une faune et une flore d’une beauté exotique, loin de tout ce que j’ai eu la chance de découvrir jusqu’à présent. Kangourous, émeus, pélicans, signes noirs, colombes, perroquets, péruches ou encore Wallibi, je découvre chaque jour au fil de la route des animaux dont je ne pensais l’’existence possible que dans les comptes.

Tous les 200 kilomètres de modeste hameaux font offices d’oasis pour les voyageurs de la Stuart. Station service, restaurant, pub, épicerie ou motel composent ces havres de paix, peuplé d’une cinquantaine d’habitants. En entrant dans la taverne, je suis d’un coup propulsé dans le far west américain ; des routiers s’entassent devant la télévision du bar, s’empiffrent de hot-dog, de burger et de cookies, ingurgitent bière après bière tandis que des trophées de chasses ornent les murs.

À bord des voitures, la question sulfureuse de l’intégration des aborigènes revient fréquemment. Moi qui ignorais presque leur existence, je découvre ahuri un bien triste tableau. Dans les territoires du Nord, leur présence atteint près de 30 % de la population, grimpant jusqu’à 50 % à Alice Springs La plupart, exclut du marché de l’emploi, ne travaille pas et dépendent des allocations du gouvernement australien, en guise de compensation de la spoliation de leur terre par les colons britanniques. Cette situation irrite profondément la majorité des Australiens d’origine anglo-saxonne ; “Je me lève tous les matins pour bosser et payer les bières de ces sauvages”, me confie Graham exaspéré. “Les parents négligent leurs enfants, ne s’en occupent pas et leurs écoles sont désertes. De toute façon ils préfèrent voler. Autant leur donner de l’alcool pour qu’ils nous fichent la paix”, ajoute Jack. Quelle tragédie. Jamais je n’avais assisté à une telle fracture, à une coexistence de deux groupes ethniques si opposés et incapables de vivre ensemble.

Néanmoins une question me laisse en suspend ; réalité objective ou vision déformée ? Constat des Blancs, vérité, ou perception tronquée, il me faut connaître le point de vue opposé ! C’est chose faite le lendemain lorsque Cobar, un membre de la tribu des Koko-bera, m’embarque dans son Hilux rutilant. Issu d’un mélange entre un père aborigène et une mère britannique, il incarne la diversité. Contrairement à beaucoup d’autres aborigènes, il est bilingue et s’engage activement dans la promotion de sa culture ainsi que dans l’insertion professionnelle des jeunes autochtones. Aujourd’hui, il parcourt les réserves pour encourager les enfants à fréquenter l’école, conscient que l’éducation est la voie vers l’émancipation. Comme au Timor ou dans les autres régions défavorisées, l’école apparaît comme la clé, une porte de sortie vers la misère, un ascenseur vers l’intégration et la réussite.

Selon lui, l’autonomie des tribus est essentielle, que ce soit par le travail de la terre, l’emploi dans la société ou le commerce de l’art aborigène. “Si nous continuons à nous appuyer sur les allocations, le fossé ne fera que s’élargir, ce qui n’est pas souhaitable”, souligne-t-il avec sagesse. Les mots de Cobar résonnent en moi. Je suis encouragé de voir que des milliers de personnes comme lui luttent pour intégrer les aborigènes tout en préservant leur langue et leur patrimoine.

Comme un symbole il me dépose au pied majestueux d’Uluru. Je suis immédiatement subjugué par la grandeur de cette icône rocheuse surgissant dans le désert australien, moi qui n’est pas vu la moindre colline en 1800 km de route. Alors que le soleil commence à plonger à l’horizon, les couleurs chaudes embrasent le ciel, peignant un tableau saisissant de rouge et d’orange. L’orbe de la nuit surgit de par derrière le rocher haut de 400 mètres pour éclairer la plaine. Site sacrée pour les différentes tribus de la région, je m’imprègne de la scène magique. Le ciel est complètement dégagé, des milliers d’étoiles s’offrent à moi et je peux admirer la voie lactée, moi qui vient de franchir le tropique du capricorne !

Alors que la nuit s’épaissit, je reste là, pensif, à contempler Uluru. L’Australie, est-elle une et unie, ou multiple et divisée ? La cohabitation entre les Aborigènes, premiers habitants de ces terres, et les descendants des bagnards anglais est-elle possible ? Chaque groupe ethnique semble mépriser l’autre, et seuls quelques enfants issus de mariages mixtes tentent d’améliorer la situation. Il est vrai qu’à Alice Springs, les Aborigènes mendient à chaque coin de rue, une cannette à la main, mais ont-ils choisi cette situation ? Je pense qu’ils en sont les victimes. N’est-ce pas l’homme blanc qui, par sa colonisation, a entraîné ce désastre ? Un référendum récent proposait d’intégrer des chefs de clans aborigènes au Parlement australien. À plus des deux tiers, la proposition a été rejetée, alors que les principaux concernés, les Autochtones, ne pouvaient même pas voter, quelle ironie… Comme dans la plupart des pays traversés, la méfiance, la haine ou le mépris éprouvés par un groupe envers un autre sont surtout le fruit de la méconnaissance. La discussion et l’échange entre les hommes sont fondamentaux pour bâtir une Australie unie.

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Fred Martin

Te lire est toujours aussi passionnant. Tous tes récits de ton vécu nous apprennent énormément de choses sur la vie telle qu’elle est réellement. Merci pour tes partages

Jo

Cc ! C’est toujours très intéressant de te lire.
C’est très enrichissant de découvrir à travers tes yeux, ton ressenti, et tes expériences, les différents pays que tu traverses.
Bonne continuation, enjoy !

Jean-Pierre

Même pas une gare meusienne… Quel pays !
J’aimerais ton opinion sur l’impact potentiel de la mission menée par Cobar…

Bonicho

Beau récit et grande découverte de l Australie et de ces habitants

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