Langues du monde – Poucepour1

Langues du monde

Sur les 3000 langues menacées dans le monde, près de 15% se trouvent en Indonésie, le pays qui en compte le plus d’entre elles. Les langues sont les supports de la pensée, les vecteurs de la communication mais surtout les gardiennes des traditions et des cultures ancestrales. Tant de rites, tant de coutumes et tant de mœurs persistent oralement mais sont à présent en danger face à la disparition progressive des langues vernaculaires qui les véhiculent.

Lors de mon séjour à Jogjakarta, je rencontre les étudiants d’une ONG financée par des clubs de badminton français. Les jeunes sont réinsérés scolairement, pratiquent le badminton et surtout ils abandonnent les décharges de Java pour avoir un toit et des repas chauds. Autour d’un poisson préparé à la mode javanaise en mon honneur, nous abordons tous types de sujets : leur rêve, leur passion, leur vie familiale et leur projet futur.

Parmi eux, je constate l’omniprésence de l’usage de l’indonésien, bien que ce ne soit la langue maternelle d’aucun d’entre eux. Cette lingua franca établie à l’indépendance du pays après la fin de la Seconde Guerre mondiale est la langue officielle de la République indonésienne. Sa facilité d’apprentissage est synonyme d’un faible lexique, d’un manque de nuance et d’un vocabulaire maigre, rendant difficile d’exprimer des points de vue complexes et de restituer les us ancestraux. À titre d’exemple, la langue Torajane comporte plus de 20 mots pour qualifier les buffles, en fonction de leur spécificité (cornes, robe, sabot, yeux..) l’indonésien seulement un. Des marchés aux bestiaux où l’on expose des centaines de races de buffles existeront encore dans un monde où on les décrit tous de la même manière ?

Le javanais, langue native de 80 millions de personnes, se compose quant à lui de trois sous-langues, chacune dédiée à des individus de rang particulier. Il y a la langue que l’on emploie pour s’adresser aux personnes importantes, celle que l’on utilise avec ses parents et la dernière avec ses amis ou frères. Le vocabulaire, les préfixes, les tournures grammaticales et les structures de phrases varient d’une sous-langue à l’autre. Cette grande richesse, reflétant notamment l’importance des anciens et des ancêtres sur l’île de Java, périclitent de manière accélérée. “Je parle javanais uniquement avec mes grands-parents. Avec les copains et les potes d’internet on ne communique qu’en indonésien”, me confie un jeune de l’association. Sans locuteurs, une langue a-t-elle encore un avenir ? Qui sera présent dans 20 ans pour transmettre le javanais ? Le respect des anciens sera-t-il maintenu si la langue ne le permet plus ? Et les langues millénaires de l’Indonésie, qui pour les véhiculer ? Si ces langues disparaissent, c’est tout un pan de la culture et de la tradition qui va s’éteindre…

Le monde est de plus en plus connecté et les langues régionales, destinées à communiquer avec ses proches géographiques, apparaissent pour beaucoup comme inutiles et dépassées à notre époque : autant apprendre la langue avec le plus de locuteurs. Les desseins a animés, les réseaux sociaux, les médias et surtout une mobilité bien plus accrue des personnes contribuent à répandre l’usage de la langue nationale au détriment des dialectes, et à une autre échelle de l’anglais sur les autres langues. Le patrimoine immatériel des cultures régionales semble donc voué à disparaître au profit des langues les plus parlées.

L’Indonésie apparaît à mes yeux comme un exemple assez représentatif du monde au XXIe siècle. Partout sur la planète, l’anglais se voit tailler une place de plus en plus importante, que ce soit dans l’éducation, dans les expressions de la vie de tous les jours et surtout dans les entreprises : les langues nationales tendent à décliner. Les nouveaux mots ne sont pas traduits mais gardés tels quels depuis leur forme anglaise. Les anglicismes deviennent la norme à Almaty, Calcutta, Jakarta ou Bangkok : bubble tea, smartphone, take away, pick-up… ne sont que des exemples de ces nouveaux mots non traduits, même dans la langue de Molière… Un peu partout sur la planète, la nouvelle génération préfère apprendre une langue internationale plutôt que le patois régional : c’est plus utile professionnellement, c’est aux yeux de beaucoup d’étudiants le moyen de réussir, de s’intégrer et pour tous c’est plus cool de glisser un mot anglais de temps à autre. “Mon Tinder est en anglais, ça démontre mon statut, qui je suis”, me confiait un Arav, un hôte indien.

Les riches cultures, les diverses ethnies s’uniformisent alors peu à peu dans une culture globish internationale. Ce goût pour le détail, cet amour de la diversité et du sens de la nuance qui s’estompe peu à peu me motive à m’engager davantage. La langue anglaise, bras armé de la culture occidentale, s’est répandue aux quatre coins du globe et les Indonésiens, les Cambodgiens, les Ouzbeks et les Népalais veulent tous parler comme l’Occidental, l’imiter et lui ressembler. Parler le globish permet de s’intégrer au monde, de revêtir les attributs de la mondialisation et ainsi de participer pleinement au XXIème siècle.

Les peuples des différents pays ont alors naturellement bâti leur ville à l’image de leurs modèles. Avant de partir, je m’attendais à trouver bien davantage de spécificités aux grandes agglomérations. C’est sans doute cette grande uniformisation du monde qui me dégoûte peu à peu des villes ; elles se ressemblent toutes. Mêmes centres commerciaux, mêmes enseignes, mêmes voitures dans les rues, même style vestimentaire, même alimentation… « A Vientiane, va visiter le mall » me dit un jour me conducteur laotien. À l’exception de quelques monuments historiques, le charme et l’atmosphère que proposent les métropoles, sont loin de l’authenticité du monde rural, un monde préservé encore pour un temps de l’occidentalisation. Si les “buildings” au style futuriste ne diffèrent guère d’une cité à l’autre, les maisons de campagne, elles, sont toujours différentes.

Plus que dans n’importe quel pays, je pousse les portes d’écoles. Je sensibilise les jeunes Indonésiens sur la précarité de leur langue maternelle, de leurs traditions et de leur mode de vie. Je fais prendre conscience à beaucoup de jeunes de l’unicité de leur langue et de leur culture, un patrimoine à préserver pour les futures générations. Apprendre l’indonésien ou l’anglais à l’école ne doit pas rimer avec renier ses origines et encore moins avec abandonner ses racines. Cela doit au contraire être un moyen de pouvoir les partager avec le plus de personnes possibles.

Je frappe aussi à la porte de l’Alliance Française, une organisation proposant des cours de français dispensés par des agrégés et des francophones aux locaux. Je suis vite accueilli à bras ouverts par la directrice, qui m’octroie même le luxe de pouvoir séjourner dans la maison consulaire. Je troque ma casquette d’autostoppeur pour celle de professeur de français l’instant de quelques jours, joli comble pour celui qui a eu grand mal à savoir accorder le participe passé… Les étudiants, volontaires et déterminés à apprendre notre langue, m’impressionnent. J’arrive aisément à converser avec la plupart d’entre eux alors que ces derniers se sont plongés dans l’apprentissage de la langue française il y a moins d’un an. Une fois encore, la motivation est la clé. Achraf écoute tous les jours la météo. Les mêmes mots et les mêmes expressions reviennent, ainsi son oreille s’habitue. Une méthode bien astucieuse, dont le système éducatif indonésien pourrait s’inspirer, lui qui ne semble pas trop en mesure de produire une jeunesse anglophone.

Le consulat héberge une jolie bibliothèque, ce qui me permet pour la première fois depuis longtemps de lire de la littérature française. Fort de mes raisonnements, moi qui ai toujours préféré les mathématiques au français, je prends désormais plaisir à lire les poèmes de Péguy, les romans de Stendhal et les carnets de voyage de Giono. Je prends conscience de la complexité et de la beauté de notre langue, proposant des centaines de synonymes au mot dire, voir ou cuisiner, une exception dans le monde. Une telle langue permet de faire de la philosophie, de posséder une gastronomie raffiné et un art du savoir vivre inégalé. Au même titre que l’indonésien, il est de notre devoir de préserver la langue française pour pouvoir « cultiver notre jardin ».

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Bonicho

Encore un bon récit de ta visite

maiken

from timor leste tais timor leste adventist international school grade 7 rafael

Jean-Pierre

Pour te rassurer, j’ai rencontré cet après-midi deux mecs en train de lancer une traduction de Tintin (Les bijous de la Castafoire) en lorrain roman de Moselle ! Tout n’est donc pas perdu ….

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