La vie est belle – Poucepour1

La vie est belle

Mes aventures en Inde touchent à leur fin. Après 3 mois et demi à explorer tous les recoins du pays, parcourant près de 11 000 km à la seule force du pouce, je m’apprête bientôt à rejoindre la Thaïlande pour poursuivre mon voyage. Cependant, les circonstances m’obligent à prendre l’avion. La Chine a refusé de me délivrer un visa, la Birmanie maintient ses frontières terrestres fermées, et le golfe du Bengale infesté de pirates, ne semble pas être une meilleure alternative. Ainsi, il me reste encore quelques jours à Calcutta pour explorer la ville avant de prendre l’avion. Mais le destin en a décidé autrement, et dès le lendemain de mon arrivée, une série de rencontres fortuites m’entraîne vers une expérience inattendue à la maison de mère Teresa.

Que savais-je de mère Teresa avant d’arriver ici ? Qu’il s’agissait d’une bonne sœur albanaise ayant consacré sa vie à aider les “pauvres parmi les pauvres” dans les bidonvilles de Calcutta ? C’était à peu près tout. Ce dont je ne me doutais pas, c’est que son institution, “les Missionnaires de la Charité”, regroupe près de 800 centres répartis dans plus de 100 pays à travers le monde. Son héritage est colossal, comme en témoignent les multiples statues et images que l’on peut trouver d’elle partout dans l’ancienne capitale indienne. Le respect dont elle jouit de la part des hindous et des musulmans est saisissant, ces derniers n’hésitant pas à afficher des portraits d’elle dans leurs échoppes. Je prends conscience de l’ampleur de son influence, bien au-delà du domaine chrétien.

Suivant les conseils de Giulia, ma voisine de dortoir, j’arrive le lundi matin à 7h devant l’ancienne demeure de Sainte Teresa de Calcutta. Je découvre avec admiration sa tombe, d’une simplicité remarquable, ainsi que sa chambre à coucher, tout aussi humble. Ensuite, on me dirige vers une petite salle où je fais la connaissance d’autres volontaires. Nous sommes répartis dans les différents hospices en fonction des besoins du jour. “Tu iras à Prem Dam, frère Lucas,” m’indique la sœur supérieure.

Le trajet de deux kilomètres nécessaire pour rejoindre le centre me permet d’échanger avec les autres volontaires. Comprendre ce qui les motive à venir en aide aux démunis dans une ville tentaculaire de 20 millions d’habitants est passionnant à mes yeux. Je me lie d’amitié avec Mickaël, un Californien de 21 ans qui s’est converti l’année précédente et se consacre depuis à la pénitence, Charlotte, une Française qui vient d’achever ses études et offre son aide aux sœurs pendant un mois, ainsi qu’Amrit, un étudiant de Calcutta qui vient prêter main-forte une fois par semaine. Bien que leurs parcours soient variés, l’envie commune de servir les plus défavorisés, ainsi que la foi catholique les unissent.

Lorsque les portes de Prem Dam s’ouvrent devant moi, je découvre une immense maison de retraite abritant 400 résidents. Les tâches à accomplir sont nombreuses : étendre le linge, refaire les lits, plier les vêtements, faire la lessive, servir les repas, donner à manger, administrer les médicaments… Pendant ma première matinée de service, je passe d’une tâche à l’autre, écoutant les instructions des sœurs, des employés et même des bénévoles plus expérimentés. L’ambiance et la ferveur qui émanent de cet endroit me touchent profondément. Mettre des sourires sur les visages, échanger avec les volontaires tout en apportant mon aide à une institution plus que respectable me satisfait pleinement.

L’après-midi, en revanche, est plus bouleversante : je découvre le “mourroir” de Kalighat. Tout d’abord, je prends connaissance du terme “mourroir,” qui m’était inconnu. Le premier centre ouvert par Mère Teresa avait pour vocation de prodiguer de la dignité aux mourants. “Toute ma vie j’ai vécu comme un chien, grâce à vous je meurs comme un ange.” Cette remarquable citation d’un homme à l’article de la mort à la patronne des lieux reflète magnifiquement l’idée originelle de Mère Teresa : redonner une dernière fois de l’amour-propre et de l’honneur à des hommes dont la vie les en avait privés.

Aujourd’hui, je suis le seul bénévole. N’ayant pas de consignes claires, j’entre dans les lieux et je me retrouve face à la salle principale du “mourroir” : 50 lits tous collés les uns aux autres. Devant moi gisent des personnes inconscientes, des handicapés sévères, des hommes remplis de pustules, des amputés, des gâteux et des fous. Tous sont alités, souffrant et ne manquent pas de gémir ou de crier. Je traverse le dortoir, submergé par la détresse et la misère de ces individus. Un panneau attire mon attention, indiquant que quatre personnes sont décédées la semaine précédente, suggérant une espérance de vie très limitée en ce lieu. J’ai bien peur que tous les individus que je dévisage ne sortiront de ce lieu que les pieds en avants.

Soulever des malades, apporter les médicaments et nourrir quelques personnes en difficulté, voilà mes activités à Kalighat. Malheureusement, les tâches se révèlent rapidement plus compliquées que prévu. J’apporte les antibiotiques, mais une fois le dos tourné, l’un des patients les saisit et avale les pilules de son voisin. La sœur panique, il faut rapidement administrer un contre-traitement et donner la dose correcte au bon patient. Le repas n’est pas plus aisé, le vieillard que je nourris manque de s’étouffer à chaque cuillerée que je lui donne, tandis que l’épileptique à côté renverse son thé bouillant sur son camarade. Je réalise alors l’abnégation et le courage incommensurables des sœurs, vivant dans cet enfer. Porter leur croix au quotidien, voilà leur dévouement et leur mission.

Ce lieu ne cesse de me retourner et de me hanter tout au long de la journée. Qu’attendent ces gens, sinon la mort ? L’amputé qui hurle sans interruption reçoit du Doliprane, tandis que la plupart des gens mettent près d’une minute pour avaler une cuillère, un temps bien trop long pour les sœurs ou les volontaires s’ils veulent nourrir tout le monde convenablement. Les pannes de courant sont également fréquentes, privant certains malades de soins à des moments critiques. Mère Teresa en a fait les frais ; un simple défibrillateur aurait pu la sauver, mais une coupure d’électricité l’a emportée plus tôt que prévu. Je pense aussi beaucoup à mes grands-pères en sortant de là. L’un a pu avoir une longue et digne vie, recevant des traitements appropriés, tandis que l’autre serait sans doute mort vingt fois s’il vivait en Inde. Heureusement, la médecine française lui permet d’être toujours parmi nous.

Le soir, je dîne au foyer des volontaires. Je fraternise avec de nombreux Français venus servir pendant plusieurs mois. Ils sont très curieux au sujet de mon projet, et quelques anecdotes finissent de les émerveiller complètement. Je réalise en quelques heures que notre définition de l’aventure ou du voyage est déterminée par l’étendue des expériences que l’on connaît. Ainsi, pour Claire, une jeune Parisienne fraîchement diplômée, être bénévole à Calcutta est déjà une aventure en soi. Pour ma famille ou mes amis, mon expérience est considérée comme une aventure, alors que pour moi, les aventuriers sont des individus comme Mike Horn ou Ludovic Hubler – ce dernier ayant effectué un tour du monde uniquement en auto-stop pendant 5 années.

Même si je doute parfois au cours de mon voyage de ne pas être assez aventurier, rattrapé par la peur d’être un touriste parmi d’autres, ces moments d’échange me font un bien fou. Ils me permettent de réaliser le chemin parcouru et dissipent toutes mes inquiétudes. La notion d’aventure est semblable à celle de la richesse ; on ne se considérera probablement jamais assez riche, jamais assez aventurier. Il y aura toujours des gens qui en font plus que nous, qui ont plus que nous. En prenant du recul, nous pouvons sans aucun doute prendre conscience de notre unicité et ainsi nous considérer comme nous le souhaitons.

À 6h30, le réveil sonne. Je reprends ma routine de la veille et me dirige cette fois-ci vers Daya Dan, un centre dédié aux enfants handicapés. La structure est plus à taille humaine et ne me donne pas cette impression d’usine que j’ai ressentie à la maison de retraite de 400 personnes. L’odeur de la mort ne rode pas non plus, comme au “mourroir” ; ici, la bonne humeur, la gaieté et les rires font partie du quotidien d’une trentaine d’enfants. Beaucoup sont en situation de handicaps moteurs, mentaux ou les deux. Les sœurs et les volontaires sont souriants, toujours prêts à amuser les enfants et leur conférer l’espoir dont ils ont tant besoin. L’enthousiasme des plus jeunes à notre égard est très touchant. Rester près de 4 heures dans la même structure nous permet de bâtir de véritables relations avec eux. Mickaël joue avec deux garçons, Pedro fait danser un enfant handicapé moteur, tandis que je me tourne vers un jeune garçon qui m’adresse un large sourire.

La sœur directrice de l’institution m’explique qu’il a des difficultés à marcher, mais que je peux essayer de le faire faire quelques pas. “Il se dégourdira et ça lui fera même un peu d’exercice”, m’explique-t-elle. Je prends la main de l’enfant, qui se dresse fébrilement sur ses jambes. Un pas après l’autre, il enchaîne les mouvements et traverse la pièce. Il me montre alors l’escalier, mais sans consigne claire de la sœur, qui a disparu, je me sens un peu désemparé quant à ce qu’il faut faire. Ne serait ce pas risqué de se retrouver dans l’escalier avec un bambin qui peine à tenir sur ses jambes ? Le petit réaffermit sa poigne et nous nous lançons dans la montée de l’escalier. L’ascension est éreintante et fastidieuse. L’effort qu’il fournit est surhumain. Son front est perlé de sueur à cause des 40°C ambiants, et il manque de trébucher plusieurs fois. Son sourire grandit néanmoins à chaque marche franchis. Je ne manque pas de l’encourager, il va y arriver ! Après cinq longues minutes, mon petit protégé arrive sur la terrasse. C’est la délivrance..

C’est alors que le petit ange se met à contempler le ciel. Son regard, contemplatif et innocent, me fait comprendre qu’il ne doit pas souvent venir ici. Serait-ce même la première fois ? Il reste là, béa, à admirer le spectacle du bleu qui s’offre à lui. Je suis moi même bouleversé par la scène. Il me tire alors par la main pour explorer les quatre coins de la terrasse, regarder les bâtiments voisins, se pencher pour voir la rue ou même sentir le vent qui fouette son visage. Mon petit gars vient de vivre une aventure, peut-être encore plus incroyable que la mienne. Il est la preuve ultime qu’une aventure se définit par rapport à une référence. Pour un enfant handicapé mental et moteur de Calcutta, gravir un escalier est sans doute plus difficile que de faire le tour du monde à la force du pouce pour un Français…

En sortant de cet endroit, je suis profondément pensif. Je me rappelle le film “La vie est belle” de Roberto Benigni. Ces volontaires et bonnes sœurs qui apportent de la joie, des sourires et de l’allégresse au milieu de mourants ou d’enfants handicapés sont fascinants. Le climat pourrait sembler glauque, morbide ou macabre en raison de la détresse de ces gens, mais pourtant, les aidants apportent cette lumière et cette gaieté. L’amour jaillit de chaque bénévole ou sœur. Si je pensais trouver la mort dans ces lieux, c’est bien la vie que j’ai rencontré.

Comme le disait si bien Goethe : “Quelle qu’elle soit, la vie est belle.” Toutes ces personnes qui se dévouent pour aider des cas que l’on pourrait juger désespérés l’ont bien compris. Malgré le désarroi et le malheur des enfants, ces derniers se réjouissent de peu et profitent de chaque moment. lls font abstraction de tous les événements négatifs autour d’eux pour se focaliser uniquement sur ceux qui les rendent heureux. Chaque instant vaut la peine d’être vécus pleinement quelque soit tout le malheur apparent qu’il l’entoure, simplement parce que la vie est belle.

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Boukez

De ma référence à moi, tu es un aventurier fabuleux et le doute qui te vient quand à la sincérité de ton aventure témoigne vraiment d’une très belle âme. Comme on dit l’ignorant affirme et le sage doute. Continue de nous faire voyager, la vie est belle !

Jean-Pierre

Tu écris de mieux en mieux et j’espère que ce texte sera diffusé chez les jeunes des lycées avec lesquels tu es en contact. Pour ma part, je l’ai déjà imprimé et il sera diffusé aux jeunes – en particulier albanais bien sûr – avec lesquels nous travaillons. MERCI et bonne route.

Bonicho

Bravo très beau texte qu il te reflète bien
C est super ce que tu as fait

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