Lorsque je reçois le tampon à la douane de l’aéroport, je ne réalise absolumen pas que je suis bel et bien en Thaïlande. Cependant, en seulement 25 minutes de métro aérien, je change de monde. En effet, je suis propulsé dans un environnement où tout est nouveau : adieu le sous-continent indien et bienvenue en Asie ! Des gratte-ciel à perte de vue, des autoroutes à 8 voies remplies de pick-up, des Thaïs disciplinés ainsi qu’une ville d’une propreté incomparable à la plus entretenue des cités indiennes, mais où suis-je tombé ? En sortant du métro, je suis catapulté dans un mall – centre commercial flambant neuf – où cette fois-ci je crois être en Corée ou au Japon.
Opulence, technologie excessive, démesure, objets mignons, inscriptions en caractères chinois ou japonais et usage déraisonné du plastique… En quelques heures, je redécouvre le monde développé qui m’avait quitté depuis si longtemps, ses bienfaits comme ses nombreux défauts. Les klaxons ont disparu, je ne suis plus alpagué pour des selfies toutes les 5 minutes, les vendeurs sont moins insistants tandis que les supermarchés remplacent les marchands ambulants.
Ces derniers d’une modernité affolante, ultra-climatisés, présentent une multitude de produits. Je retrouve la possibilité du choix que j’avais perdu en Inde où bien souvent je me contentais de ce qu’il y avait. 40 types de biscuits, 25 sodas différents, 10 tubes de dentifrice ou encore tant d’articles similaires alignés les uns à la suite des autres sur les étagères. La frénésie de consommer est de retour ; c’est même incrédule que je vois un Thaï acheter des bananes vendues à l’unité dans un emballage plastique qu’il s’empresse de glisser dans un autre sachet plastique…
Outre ce changement brutal d’univers, la Thaïlande ne ressemble en rien à ce que m’avaient raconté mes parents. Ces derniers ayant visité le pays il y a plus de 30 ans m’avaient décrit des Thaïs à vélo pédalant sur des chemins de terre, se contentant d’un bol de riz et semblant n’attendre leur salut que des dollars des quelques touristes occidentaux. Tout est différent aujourd’hui. Les enfants des Thaïs qu’avaient vu mon père et ma mère se déplacent à présent en Toyota, possèdent des restaurants, des resorts, des usines et ne se privent pas pour manger des hamburgers, des pizzas ou même des barbecues.
Les Bangkokéens sont tous habillés pareil, que ce soit en jean, en costume ou en t-shirt, bref à l’américaine. Les femmes, avec leurs tenues bien moins couvrantes qu’en Inde ou dans les pays musulmans, me laissent perplexes, elles se ressemblent – ou s’imitent ? – toutes. Le florilège de couleurs qui était devenu ma norme s’évapore brusquement. J’ai même l’amère sentiment que je pourrais trouver les mêmes vêtements sur les jeunes Londoniennes ou Parisiennes… Comme dans le Sud de l’Inde, le développement économique et l’afflux de richesse conduiraient-ils à une américanisation du monde ? Ces grandes villes semblent toutes se ressembler et je m’empresse de quitter la capitale d’un pays, bien plus riche que je ne le croyais.
Conducteurs de pick-up, de 4×4 ou de poids lourds me font parcourir les 700 km qui séparent de la frontière laotienne. Au fil des conversations, j’apprends que converser en voiture n’est pas la norme, le silence n’est pas gênant comme c’est le cas dans tant de pays. Nombre de mes conducteurs se contentent de sourire, hocher la tête ou de me glisser un petit “yes” de temps à autre. À leurs côtés, je traverse des plaines où la nouvelle religion semble être la consommation. Les panneaux publicitaires ont des dimensions de plusieurs vingtaines de mètres et ce tous les 500 mètres sur l’autoroute. Ils dénaturent un paysage luxuriant qui recule peu à peu face à l’homme et les réclames pour des iPhones ou des voitures.
Les villages ou petites villes thaïlandaises semblent eux aussi jouir de l’aisance financière du pays. En revanche, tout est pensé pour se déplacer avec un véhicule, à l’image de Khon Kaen. Ici, l’hypercentre est composé d’un gigantesque carrefour, d’un centre commercial, d’un parking immenses et de nombreuses autoroutes partant dans toutes les directions. Le véritable “centre-ville” est à l’écart, et les lieux animés fleurissent sous les ponts des routes aériennes. Le mall comporte quant à lui une dizaine de restaurants, mais aucun ne propose de la cuisine thaïlandaise. À la place, je suis devant des échoppes japonaises, chinoises, coréennes, indonésiennes, italiennes, américaines… Les prix sont similaires à l’Europe.
Je quitte donc la Thaïlande – que je retrouverai après la mousson – pour partir à l’assaut du Laos. Tout du moins, c’est ce que je croyais. En arrivant à Vientiane, j’arrive par hasard dans une auberge de jeunesse comportant 25 dortoirs, avec piscine, restaurant, salle de sport et offrant même de l’alcool pendant les “happy hours”. Presque toutes les nationalités sont représentées, et je me sens vite mal à l’aise face à des touristes profitant plus des bières pas chères que du charme véritable du pays. Partir à l’autre bout du monde pour réaliser une activité que l’on pourrait faire dans sa ville m’épatera toujours.
Je réalise aussi que je n’ai jamais vu ce type de “touristes” en 4 mois à travers l’Inde. Je croisais des voyageurs là-bas, pas des touristes. L’Inde semble être un pays si spécial, si différent qu’on ne l’aborde pas comme un “pays de plus à visiter”. Les gens étaient des passionnés, que ce soit par l’histoire, la religion, le yoga, la cause humanitaire… Ici bien des étrangers se contentent de faire la fête, à l’image des musées ou temples de la ville qui sont déserts, contrairement à la piscine de l’auberge.
Avoir quitté le monde occidental – ou développé au sens économique – pendant plusieurs mois, j’ai un nouveau regard sur tant de choses qui semblent absurdes pour qui n’y a jamais été confronté. En s’éloignant le plus possible de ce que l’on connaît, on retourne comme étranger dans un monde qui était le nôtre. Déshabitué de nos conceptions et des automatismes qui font notre quotidien, on redécouvre le monde, cette fois-ci bien plus à même de le juger, de le critiquer et de l’analyser. Un usage déraisonné du plastique, des rapports humains bien plus froids, des contacts codifiés par l’argent, l’utilisation systématique de la voiture individuelle ainsi que des villes perdant leur âme pour une uniformisation de masse ne sont que quelques exemples…
Si vivre une aventure dans ces pays asphyxiés par le tourisme de masse apparaît comme plus compliqué, mon pouce me sauvera la mise. L’autostop m’offre la possibilité de traverser le plus humble des villages, de rencontrer n’importe qui dans n’importe quel véhicule et de continuer à être invité chez l’habitant grâce à la bienveillance humaine, qui hors des grandes villes semble être répandue partout sur la planète…