La grande marche
« Deux intellectuels assis iront moins loin qu’un con qui marche » – Michel Sardou C’est au milieu de l’après-midi que je me rends à l’Ashram de Gandhi, accompagné de Nirbay et de son colocataire, qui m’ont hebergé la veille. Je découvre ce lieu si particulier où le personnage le plus illustre de l’histoire indienne enseignait. En parcourant les panneaux explicatifs, je tombe sur l’histoire de la Marche du Sel : Gandhi a parcouru 400 km en un mois pour se rendre dans des marais salants, récolter du sel et ainsi démontrer qu’il était possible de se passer de payer des taxes aux Anglais sur cette denrée. La carte de l’itinéraire me fascine. Soudain, l’idée de réaliser moi aussi cette marche me traverse l’esprit. Je ne sais pas ce qui se passe, mais en l’espace de deux secondes, ma décision est prise. C’est comme si j’avais un pressentiment de devoir entreprendre cette aventure à mon tour… Le premier jour, je marche le long des routes, d’abord dans la ville, puis à l’extérieur. Il me faudra tout de même 25 kilomètres pour sortir d’Ahmedabad, une ville de 10 millions d’habitants. Je traverse les ruelles, observe les échoppes, échange quelques mots avec les commerçants, et m’accorde des pauses pour admirer le ballet incessant de la circulation. Mes jambes sont particulièrement vaillantes, ce qui est de bon augure car je n’ai jamais marché autant avec un sac à dos depuis Liverdun. Je remarque alors l’organisation tout au long des routes indiennes, où l’on trouve partout des stands vendant tabac, boissons, sodas et chips. À 5 centimes le paquet de chips, je me demande comment vivent leurs propriétaires… Le deuxième jour, je marche sur de petites routes de campagne, à travers des hameaux, des rizières et des exploitations agricoles. Je découvre une Inde primitive et inconnue qui m’émerveille totalement. J’examine la structure des petits villages, la manière dont on plante le riz, ou encore comment les bergers s’occupent des buffles. Les kilomètres défilent, et les habitants sont de plus en plus perplexes de voir un étranger avec un gros sac à dos. Bien que je n’effectue pas d’autostop, je multiplie les rencontres avec des personnes qui m’interpellent tout au long de ma route. Si la plupart du temps c’est pour demander une photo ou connaître ma nationalité, la conversation s’épaissit parfois. En milieu d’après-midi, le fils d’un forgeron roule à ma hauteur, nous échangeons plusieurs phrases, puis il me guide jusqu’à chez lui. J’entre dans l’atelier familial où j’assiste à la fabrication de ciseaux à laine, tout en savourant une bonne tasse de thé. Ensuite, c’est l’instituteur du village qui souhaite me prendre en stop. Ému par mon projet, il me trouve une chambre dans l’hôtel de son cousin tout en me proposant un bon repas. Le troisième jour, je marche sur des sentiers agricoles, souvent composés de terre et de cailloux. La mousson les rend parfois impraticables, et je dois jouer les équilibristes pour sauter de tas de terre en tas de terre et éviter les flaques de boue. Bien sûr, je finis par tomber dedans à plusieurs reprises, mais je me relève à chaque fois. Immergé en plein cœur des champs indiens, je me retrouve au milieu de cette nature luxuriante. Pour la première fois de ma vie, je peux observer des iguanes, des boas, des tortues et d’autres reptiles dans leur état naturel. Mille-pattes, libellules, papillons, loutres et paons se promènent également sur les mêmes pistes que moi. Aux abords des villages, c’est une variété d’animaux tels que des singes, des chameaux, des buffles, des chiens, des cochons, des poules, des rats ou même des vaches qui vivent dans les décharges, à la recherche de restes de nourriture. Lors de mes pauses, j’observe les jeux des enfants dans les cours de récréation, ce que les femmes préparent à manger, les types de vêtements fabriqués par les couturières, comment les enfants sont chaussés… Cette contemplation des microcosmes, de petits mondes indépendants où le troc, l’entraide et la générosité semblent avoir remplacé l’argent, me fascine. Tel un ethnographe du siècle passé, tout m’enthousiasme chez ces populations si éloignées de la mondialisation. Qui aurait cru que j’apprendrais tant de choses dans cette campagne si inconnue ? Chaque village apparaît comme étant plus éloigné du précédent, un véritable oasis en plein désert. C’est pour moi l’occasion de recharger mes bouteilles, de me restaurer un peu, mais surtout d’être l’attraction du village. La plupart du temps, un cercle d’une vingtaine d’indiens se forme autour de moi. Ils me posent mille et une questions et font tout pour mon bonheur : “As-tu faim ?”, “Veux-tu boire ?”, “Où vas-tu dormir ce soir ?”… C’est ainsi qu’aujourd’hui, je dors dans une clinique un peu abandonnée. Les villageois me l’ont recommandée et je passe une excellente nuit, entouré de boîtes de médicaments, de matériel médical, avec la table d’opération comme un très bon sommier. Le quatrième jour est marqué par une pluie terrible. Les sentiers, les chemins et les pistes sont inondés et avancer devient périlleux. Je dois souvent me déchausser, retrousser mon pantalon et progresser mètre après mètre sur des chaussées devenues des piscines. Parfois, l’eau m’arrive au niveau du bassin. J’ai alors le sentiment de m’aventurer toujours plus profondément dans ces campagnes indiennes, tant l’accès est difficile et les infrastructures régressent. Chaque groupe d’habitations rejoint est une nouvelle victoire et me rapproche toujours plus de Dandi. Pour beaucoup de gens que je croise, je suis le premier étranger qu’ils voient de toute leur vie. Je me rends compte que je sors de moins en moins mon portefeuille, que je le range alors au fond de mon sac. En effet, les habitants remplissent tous mes besoins : eau, nourriture et logement. En fin d’après-midi, le sentier se transforme en une bassine de boue. J’essaie de l’esquiver avant de glisser et de tomber les deux pieds dedans. Bien que peu profond, mes chaussures restent bloquées. Je tire alors un coup sec, mon pied sort de la chaussure et la boue