Aucun film au monde, aucune pièce ne saurait transmettre autant de courants contradictoires et autant d’émotions que le Tadjikistan. Entre folie des grandeurs, hospitalité légendaire et nature immaculée, ce pays insaisissable regorge de paradoxes. L’opulence indécente y côtoie la pauvreté miséreuse, la gentillesse des cœurs n’a pas d’égale? l’ouverture sur le monde est en demi-teinte, à l’image de la diplomatie nationale qui semble un jeu d’équilibriste entre la dépendance russe, l’ouverture sur la chine et le support de l’union européenne. Les paysages sont également à la hauteur des discordances entre sommets de l’Himalaya, vallées luxuriantes du Ferghana, déserts arides et vallées fertiles.
C’est bien simple, voyager au Tadjikistan c’est comme regarder le match France Allemagne de Séville – ou encore France Argentine pour les plus jeunes. Nos semblants de certitudes s’écroulent aussi vite qu’elles se sont formées. Sensations, découvertes et apprentissage du Tadjikistan ne tiennent qu’un temps ridicule, peut-être encore moins longtemps qu’il ne faut pour marquer un but.
Mes premiers aprioris sur le pays ont commencé au Kazakhstan puis au Kirghizistan lorsque je discutais avec mes conducteurs sur mon itinéraire. “Au Kazakhstan, au Kirghizistan ou en Ouzbékistan on est comme des frères on est gentils, mais au Tadjikistan ils sont méchants. C’est un pays dangereux. D’ailleurs ce n’est pas pour rien s’ils parlent la même langue que les Afghans” m’affirma Sergueï. D’autres points de vue de la sorte se sont enchaînés. Mais en tant que bon rationnel je ne voyais pas pourquoi de l’autre côté de la frontière du Ferghana tout serait si différent ; comment une simple frontière pourrait me faire passer du paradis à l’enfer ? Réalité ou bien peur de l’inconnu de ces habitants ?
Mes premières minutes au Tadjikistan sont marquées par une altercation avec une dizaine de chauffeurs de taxi, voulant tous m’embarquer dans leur véhicule. En marchant en sortie du hameau à l’abri de cette horde, je commence à tendre le pouce lorsqu’une voiture s’arrête. Je lui fais comprendre que je fais de l’autostop, me met d’accord sur la destination et embarque dans son véhicule. Au moment de nous quitter, 5 minutes plus tard, l’homme me demande l’équivalent de 5€, somme exorbitante quand on sait que le SMIC local ne dépasse guère les 150€/mois. Il me faudra parlementer de longs instants pour m’en sortir en payant moitié, avec l’amer sensation de m’être fait rouler… C’est donc ça le Tadjikistan ? Sergueï avait il raison ?
Khodjent est une ville tout à fait classique, on se croirait en Europe ! La population s’amuse en cette fin d’après midi au grand festival de la ville ; chanteurs, vendeurs de barbe à papa, brasseur et petit train font le bonheur des habitants. Je retrouve alors Khusrav devant le grand musée de la ville, mon hôte du jour.
Nous devions simplement aller boire un coup, mais voyant ma difficulté à trouver un logement il s’est de lui même proposer à m’accueillir. Khusrav, comme ses amis, a effectué un Erasmus en Espagne. Il est bilingue en anglais, russe, farsi et tadjik et travaille pour une grande ONG agricole. Tous les 3 ressemblent terriblement à des européens, tant dans leurs mœurs, que dans leur travail ou leurs conversations. Que c’est déroutant au fin fond de l’Asie centrale. Avec eux j’en apprends un peu plus sur la dépendance du pays vis-à-vis des aides internationales, quelles soient russes, européennes ou chinoises.
La maison de mon hôte brisera rapidement cette illusion d’un mode de vie à l’euorpéenne. Bien qu’ayant un très bon salaire, Khusrav habite dans la maison familiale avec ses parents, grands parents et ses cousins. Sa chambre ou plutôt la pièce de la maison qui lui est attribué comporte un lit, une table et un joli tapis. Il n’a rien d’autres. Il sortira alors quelques couvertures et coussins pour me permettre de passer la nuit à la “tadjik” à même le sol. La douche est tiède, les toilettes sont un simple trou et le faible aménagement du domicile dénote grandement avec ses fonctions.
C’est avec émotion que je quitte Khusrav et sa famille le lendemain. Je dois tout de même aller saluer le grand père à moitié mourant dans son lit, le chef de famille, avant de pouvoir partir de l’habitation. En me dirigeant en sortie de la ville, un homme roulant en sens opposé commence à s’adresser à moi dans un parfait anglais. Que c’est étonnant ici ! Il a la trentaine va dans la même direction que moi et 3 minutes après me voilà dans sa voiture. Il est d’une grande bonté et fait rapidement tout me mettre bien à l’aise. Son sourire est communicatif et j’ai du mal à réaliser dans quel mauvais draps j’étais 24h auparavant.
Au moment de me déposer Saïd me propose tout timidement de m’inviter chez lui. J’explose de joie, le sourire jusqu’au oreilles et je le sens rassuré aussi : “J’avais peur que tu te sentes obligé et que ça te mette en retard sur ton programme”. J’arrive alors dans un minuscule village, où mon nouvel hôte connaît tout le monde, où la route n’existe plus et où la maison familiale accueil encore plus de mondes.
“Nous sommes 20, toute la famille sauf mon oncle qui travaille en Russie”. J’apprends alors que 10% de la population Tadjik travail en Russie – le salaire y est 5 fois plus élevé qu’ici. Venant recouper les propos de Khusrav hier et de mes prochaines rencontres, beaucoup de Tadjiks avancent le chiffre de 50% de la richesse du pays qui viendrait de Russie – ce qui semble assez logique vu les chiffres donnés plus haut – 5*10%=50%. Le pays apparaît alors comme complément dépendant de la volonté de Poutine ; au moindre problème, le dirigeant russe remet en cause le fait que les tadjiks puissent aller travailler dans son pays sans visa, pour que le président du Tadjikistan s’exécute et écoute.
Je passe une excellente soirée entre successions de plats délicieux, fruits secs, conversations et tasses de thé. Au moment de les quitter le lendemain, Saïd m’offre une farandole de cadeaux : du pains, des raisins secs, des tasses en céramiques et surtout 2kg d’abricot secs. J’en suis ému aux larmes et suis toujours sous le choc de l’extrême générosité de ceux qui n’ont rien mais qui donnent tout. Deux autres conducteurs me permettront alors de relier Douchanbé. Ils ne parleront que du “président” tout le trajet. « Ça c’est l’hôtel du président… Le président a inauguré cette école l’année dernière… Il a découvert une mine aussi, grâce à lui mon fils y travaille et touche un bon salaire etc ». Les portraits géants successifs de cet homme commenceront à me mettre de plus en plus mal à l’aise… d’autant plus que c’est le sosie de Brejnev.
Tout juste arrivé à l’auberge de jeunesse, je tombe nez à nez avec Rafi, un drôle de Pakistanais… “Ça te dit d’aller à l’aquapark ? Je viens de commander un taxi”. Je n’ai pas le temps de sortir mon maillot de bain que nous roulons déjà vers le “Royaume de l’eau”. L’entrée au prix exorbitant – 10% du SMIC local, 15€ – me sera offerte par Rafi qui a décidé d’être généreux aujourd’hui. Le parc est flamboyant et n’est même pas encore finis. Il possède une vingtaine de toboggans, tous plus inquiétants les uns que les autres. Au carrefour des mondes, les bonnes normes de l’union européenne ne s’appliquent pas et la sécurité du parc me paraît affreusement douteuse. Les personnes atteignent rapidement des vitesses de plus de 70km/h et ne manquent pas de décoller et de sortir des rails du toboggan. Je me contente alors des plus petits, qui suffisent déjà à me remplir d’émotions.
Je retrouve ensuite Rifa et son “ami” pour aller prendre une bonne bière les pieds dans l’eau. Il a fait fortune dans l’hôtellerie au Pakistan et semble richissime. Il est accompagné d’un petit homme discret, ne parlant pas, son agent de voyage. Celui que je croyais au début être son cousin est en réalité son “va-chercher”, portant ses affaires, le suivant avec une serviette pour le sécher à la seconde même où il sort de l’eau, allant lui chercher ses bières ou toute autre chose… Rifa se rend au Tadjikistan pour profiter sans sa femme et ses enfants. L’alcool est interdit dans son pays, il passe ses vacances à boire, à faire la tournée des boîtes de nuit, des restaurants les plus raffinés ou des parcs à sensations. C’est bien la première fois que je rencontre un tel personnage. La journée se terminera dans la guinguette la plus chic de la ville où Rifa invite tout le monde : son agent, le chauffeur de taxi et moi même. De retour de bonne heure à l’auberge, j’en profite pour faire une bonne nuit avant de partir à l’assaut de la capitale.
Le lendemain je retrouve Natalia, une polonaise que j’avais déjà rencontré à Almaty. Natalia, 27 ans, parle un très bon français et voyage également en Asie centrale. Elle revient d’une expédition de 10 jours dans le Pamir. Ses descriptions m’enchantent fortement et j’en apprends beaucoup sur cette région montagneuse. La région semble complétement reclue sur elle-même, les routes ne sont pas et les habitants ne peuvent parfois même pas se rendre à leur domicile en voiture… Mais selon elle la région ressemble en beaucoup de points aux régions reculés du Kirghizistan, il n’y a donc pas de regret à avoir !
Douchanbé apparaît comme un condensé inouïe de démesures architecturales, de paranoïa policières et de galeries d’art à ciel ouvert des portraits du président. J’avais l’étrange sensation d’être plongé dans le Truman show en bagnaudant dans cette ville artificielle et factice. Rien ne semblait vrai et j’avais je n’avais vu une aussi grande ville sans vie, sans âme et sans personnes. C’est comme si toute l’hospitalité Tadjik qui m’avait accompagné depuis là s’était évaporé sous la chaleur écrasante de ces artères et de places extravagantes.
Tout est grand, tout est gigantesque et tout est neuf. Ce qui ne l’est pas en revanche ce sont les bidonvilles, les prix des restaurants du bazar 10 fois moins élevés que dans la grande avenue scintillante ou encore les enfants qui me suivent comme si j’étais le premier étranger qu’ils voyaient. Ce tableau clair obscur fut le point d’orgue de ma confusion. Comment ne pas être médusé par un tel contraste, venant clore une semaine à 100 à l’heure au Tadjikistan.